16 mai 1967, Jacques Brel donne son dernier récital au Casino de Roubaix. Après ses 15 chansons, l’artiste s’efface sans céder aux sirènes des rappels et des « bis ». Comme il le disait lui-même : « Demande-t-on à deux boxeurs qui s’en sont mis plein la gueule pendant quinze rounds d’en faire un petit seizième pour le plaisir ? »

Le surlendemain, Albert Leroux dans Nord Eclair écrit : « La dernière de Brel, alors au sommet de sa gloire, était un tel événement que les places se sont littéralement arrachées. Des gens ont fait la queue toute la nuit et n’ont pas réussi à avoir de tickets. […] Une bête de scène ! Et le public hurle, trépigne, exige, comme si cette folle nuit ne devait jamais finir. Les applaudissements durèrent plus d’une demi-heure ! »

Et la carrière de chanteur sur scène de l’auteur, compositeur, chanteur belge s’arrêta nette ce soir-là, à l’âge d’à peine 38 ans. Crise de la quarantaine ? Usure ? Envie d’ailleurs ? Il est intéressant d’analyser les raisons qui ont poussé Jacques Brel à mettre un terme à sa carrière et de tenter un rapprochement avec le burnout.

Certes, on ne parlait pas de « burnout » à cette époque, car le mot est apparu réellement pour la première fois en 1974 sous l’impulsion d’Herbert Freudenberger, psychiatre et psychothérapeute américain qui conceptualise pour la première fois le terme de burnout dans une approche clinique et inaugure les premières réflexions théoriques sur le sujet en décrivant la démotivation des employés d’un centre de désintoxication.

Un peu plus tôt, en 1959, le psychiatre français Claude Veil avait également introduit le concept d’épuisement professionnel dans l’histoire médicale. Il écrivait : « l’état d’épuisement est le fruit de la rencontre d’un individu et d’une situation. L’un et l’autre sont complexes, et l’on doit se garder des simplifications abusives. Ce n’est pas simplement la faute à telle ou telle condition de milieu, pas plus que ce n’est la faute du sujet ». Pour Claude Veil, l’apparition de l’épuisement survient quand il y a « franchissement d’un seuil ». (Les états d’épuisement, Le Concours médical, Paris, 1959, p. 2675-2681).

Mais revenons à Jacques Brel, qu’est-ce qui pourrait laisser penser que l’arrêt du tour de chant est la conséquence d’un burnout ? d’un épuisement professionnel ?

Tour d’horizon de 5 indices intéressant à rapprocher avec ce que nous connaissons du burnout.

Premier indice : Tout d’abord, Jacques Brel a pris sa décision d’arrêter le tour de chant au début de l’été 1966, après un concert à Lens. Ce soir-là, devant une salle comble, comme à l’accoutumée, il double machinalement un couplet de sa chanson « Les Vieux ». Et s’en rend compte immédiatement. C’est la première fois qu’il commet une telle erreur et cette dernière lui paraît impardonnable. Après ce concert, Jacques Brel prendra sa décision d’arrêter, fera ses adieux à l’Olympia en octobre 1966 et honorera ses derniers contrats jusqu’à ce soir du 16 mai 1967 à Roubaix.

  • L’un des signes annonciateurs du burnout, c’est les erreurs. Malgré le travail, l’acharnement à vouloir bien faire, les erreurs s’installent et laissent perplexe. Elles sont souvent impardonnables car on ne les aurait pas réalisées en temps normal. Le professionnalisme et l’expérience ne suffisent plus et des oublis, des pertes de mémoire ou des difficultés à se concentrer surviennent.

Second indice : Il est de notoriété constante que Jacques Brel vomissait avant chacun de ses tours de chant. Lui-même s’en était expliqué dans une interview en 1974 (https://www.youtube.com/watch?v=AhP3Q8DzQWg) : « avant chaque tour de chant, j’ai vomit, et j’ai vomit de peur. Parce que ça fait vomir la peur. » Autre trait connu de Brel sur scène, une transpiration surabondante. Au point de laisser après chacun de ses concerts, au pied du micro, une véritable flaque. Il s’était expliqué également sur ce point lors d’une interview mémorable à Knokke en 1971 : « Je suis convaincu d’une chose : le talent, cela n’existe pas. Le talent, c’est avoir l’envie de faire quelque chose. Je prétends qu’un homme qui, tout à coup, rêve de manger un homard, a le talent de manger ce homard dans l’instant, de le savourer convenablement. Avoir envie de réaliser un rêve, c’est le talent. Et tout le reste, c’est de la sueur. C’est de la transpiration, c’est de la discipline. Je suis sûr de cela. L’art, moi, je ne sais pas ce que c’est. Les artistes, je ne connais pas. Je crois qu’il y a des gens qui travaillent à quelque chose et qui travaillent avec une grande énergie. L’accident de la nature, je n’y crois pas. Pratiquement pas. »

  • Les émotions transparaissent librement. La peur, émotion primaire, se vit physiquement. Ici par des vomissements. Pour d’autres, ce pourrait être par des pleurs, des crises d’angoisse. L’investissement dans le travail se vit également physiquement et le corps parle, montre les signes d’un investissement qui va au-delà des ressources possibles. C’est la définition même du stress que l’on identifie ici : lorsque la demande extérieure excède les capacités réelles ou perçues de l’individu à y faire face. Et c’est là que le corps commence à parler.

Troisième indice : en 1964, Jacques Brel donne davantage de concerts qu’il n’y a de jours dans l’année. Certains jours, il chante 3 fois, une matinale et deux soirées et enchaîne ses tours de chant de ville en ville suivant un rythme effréné. Cette vie de tournée, faite de longues soirées et nuits dans les bars paumés des petites villes de province traversées, attaque sa santé. Il dort peu, boit et fume beaucoup… mais sort à partir de cette année parmi ces plus belles chansons : Amsterdam, Jef, Mathilde, Le dernier repas, Ces gens-là,…

  • Un rythme de travail acharné, une volonté de plaire et de toucher le maximum de personnes. D’où cette vie de tournée en DS Citroën de ville en ville et de port en port. Ce rythme finit par user et la fatigue gagne, troisième signe d’un burnout et d’un épuisement à naître. Les individus qui s’investissent et s’acharnent dans le travail, avec une réelle envie de bien faire, sont les plus à risque face à l’épuisement professionnel.

Quatrième indice : Jacques Brel a été interrogé à maintes reprises par les journalistes sur le pourquoi de l’arrêt de son tour de chant. Dans une interview que l’on peut retrouver sur le site de l’INA (https://www.ina.fr/video/CAF88034575) le journaliste a le malheur de lui poser la question qui fâche alors que Brel y a déjà répondu à maintes reprises. Réponse avec un humour cynique de l’intéressé : « Il y a 15 ans que je chante. […] et c’est marrant, personne n’a voulu que je débute et personne ne veut que j’arrête »

  • Une attitude cynique vis-à-vis de l’environnement extérieur, de l’organisation, c’est également un signe de burnout. L’INRS décrit ce signe du burnout ainsi : « L’attitude de l’individu devient négative, dure, détachée, vis-à-vis de son travail et des personnes (collègues, encadrement, clients, patients, etc.). Progressivement il se désengage de son travail, de la structure dans laquelle il évolue. Une barrière entre lui et les autres s’érige. Il « déshumanise » inconsciemment les autres en mettant son entourage à distance. Cette seconde dimension correspond en quelque sorte à un mouvement d’auto-préservation face aux exigences (émotionnelles) du métier auxquelles la personne ne peut plus faire face. »

Cinquième et dernier indice : A nouveau, il est intéressant d’écouter la multitude d’interview laissées par Jacques Brel. Dans l’une d’elle, en 1968, interrogé à nouveau sur l’arrêt du tour de chant, il explique : « J’ai arrêté le tour de chant pour des raisons d’honnêteté, pratiquement, en fait… pas pour des raisons de fatigue […] parce que quand on arrive à avoir une certaine technique, une certaine facilité ou un certain pouvoir, je crois, quel que soit l’homme, il arrive par moment à avoir la tentation de tricher et il finit par succomber à cette tentation. Et j’étais à ce moment où j’allais peut-être commencer à tricher. » Ce mot de « triche » est symptomatique également. Triche par rapport à quoi ? à qui ? On touche bien ici l’individu, ses convictions, ses valeurs et son éthique personnelle.

  • Les conflits de valeur participent à la souffrance au travail et peuvent mener au burnout. Ces derniers se produisent lorsque, dans une situation donnée, une personne est tiraillée entre diverses valeurs qui préconisent des actes contradictoires et contraires à ses convictions profondes. Pour Brel, se sacrifier au monde du show-biz devenait insupportable et écrire des chansons qui seraient devenues un peu similaires ou pas assez innovantes ne lui convenait pas. Raison pour laquelle il avait d’ailleurs demandé que certaines chansons enregistrées en 1977 soient écartées de son dernier album. Titre connus aujourd’hui comme « les inédits de 1977 ».

Ce tour d’horizon de quelques indices expliquant l’arrêt des tours de chant par Jacques Brel a servi de prétexte à montrer les signes annonciateurs d’un burnout valables sur les planches comme dans un bureau. En 1966, et même si on en parlait pas, cela existait bien. C’est bien pour des raisons proches de celles d’un épuisement professionnel que le chanteur belge a mis fin à sa carrière sur les planches.

Mais pour quels bénéfices ! La suite de son parcours est connue : aviateur, navigateur, acteur, comédien, cinéaste et aventurier. Les 11 années ayant suivi son départ de la scène ont été autrement prolifiques. Raison de plus pour souligner cette capacité de rebond et de résilience qui est en chacun pour trouver sa voie qui lui est propre. Comme il le disait lui-même : « ce n’est pas la durée d’une vie qui compte, c’est son intensité ».

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